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Simone de Beauvoir, Pourquoi je suis une féministe, 10

Simone de Beauvoir interview

Interview télévisée de 1975 sur iT1, émissions Questionnaire,

Extrait 10 #


Question :
Mais est-ce que d’une autre manière il n’y a pas une contre-offensive des hommes qui cherchent à sauver les meubles dans une certaine mesure et qui est d’expliquer que tout cela c’est quand même déjà des problèmes du passé, que en fait les femmes, tiennent, dans une grande mesure, la vie économique du foyer, par exemple, il y a surtout dans les ménages ouvriers, par exemple, énormément d’hommes qui remettent purement et simplement leur paye à leur femme en gardant éventuellement leur argent de poche et qui n’ont même pas le contrôle. Et puis alors les hommes vont, euh, expliquer leur problème en disant à la limite qu’ils sont considérés comme des fabricants d’argent, que c’est eux qui doivent se taper les huit heures d’usine ou de bureau et que les femmes dans une certaine mesure ont le beau rôle et qu’ils échangeraient bien. Voilà à peu près le schéma résumé.

Simone de Beauvoir :
Ils disent ça peut-être, mais en fait si on leur propose de changer ils ne veulent pas du tout. Et pour des tas de raisons. D’abord, le travail, mais alors vous parlez là des ouvriers, le travail ménager pour l’ouvrière qui a plusieurs enfants qui ne gagne pas d’argent est un travail extrêmement fatiguant, plus fatiguant que les huit heures d’usine, d’ailleurs elles font les deux, le plus souvent, par-dessus le marché. Le mari remet la paye à sa femme, mais le jour où il en aura assez, où précisément il voudra s’en aller, il trouvera que c’est un trop lourd fardeau d’avoir à entretenir femme et enfants, il peut partir comme ça du jour au lendemain, et il trouvera toujours à gagner sa vie, tandis qu’elle elle restera sans rien. C’est un cas qui se trouve malheureusement bien souvent.

Question :
Vous évoquez là un problème qui laisserait entendre que vous conseilleriez aux femmes de choisir la solution pour le moment de la liberté individuelle, c’est-à-dire, ne vous mariez pas, ne faites pas d’enfants, comme ça vous serez libre. Parce qu’évidemment, elles seront plus libres. Mais globalement la société c’est pas comme ça qu’elle réagit. Les gens ont tendance à se marier, il faut lutter contre la solitude, c’est une chose assez naturelle et puis en plus de ça, avoir des enfants c’est plutôt agréable et c’est une des belles choses de la vie pour la plupart des gens. Alors comment est-ce qu’on vit au milieu de cette réalité si on ne veut pas s’aliéner une partie des choses de la vie. Comment est-ce qu’on vit au milieu de cette réalité si on ne veut pas s’aliéner une partie des choses de la vie ?

Simone de Beauvoir :
Bien je pense qu’il faudrait que les hommes prennent part aux soins du ménage et à l’éducation des enfants et exactement de la même manière que la femme. Il faudrait qu’ils partagent toutes les tâches. Et il faudrait également que l’homme renonce à l’autorité qu’il prétend exercer sur la femme. Parce que là aussi, c’est très joli, il lui remet sa paye, mais combien de fois j’ai reçu des lettres absolument extraordinaires que je n’ai pas apportées ici parce que d’abord ce sont des exemples presque trop extraordinaires encore qu’ils ne soient beaucoup plus courants qu’on ne pense. Je vais vous dire, je connais des femmes qui n’ont pas le droit d’aller voir ni une amie ni même leurs parents qui que ce soit sans que les maris les accompagnent et ils prétendent que c’et par amour que c’est pour partager avec elle, mais c’est une véritable tyrannie. J’ai reçu une fois une lettre d’une femme qui disait je vous écris en regardant par la fenêtre si mon mari va ou non sortir du café d’en face, parce que quand il sortira du café, je cacherai cette lettre parce qu’il serait fou de rage s’il pensait que je vous écris et cette lettre je ne sais pas comment je m’arrangerai pour la faire sortir de la maison parce que, c’était une lettre assez épaisse, elle m’écrivait une trentaine une quarantaine de pages, elle avait besoin enfin de , de se défouler, et si vous me répondez, répondez-moi chez Mme Unetelle. Enfin, de ces cachoteries, de ces conduites qui manquent de dignité, qui sont imposées aux femmes par la tyrannie de certains hommes.

Question :
Mais là, vous le dites vous-même ce sont des exemples limites. Nous sommes finalement dans une société où la majorité des couples ne divorcent pas, peut-être que ça cache des fois des drames intérieurs, mais en fait les gens ont envie de s’entendre entre eux. Et puis, ce que vous citez là arrive plus fréquemment en Amérique latine de nos jours que en France parce qu’il y a quand même eu heureusement l’éducation qui a rendu les gens un peu plus civilisés de part et d’autre.

Simone de Beauvoir :
Je crois que vous êtes très optimiste parce que je sais que dans certains quartiers par exemple de Besançon où ma sœur habitait, elle faisait de l’animation culturelle, elle avait approché de très près des femmes d’ouvriers, pas ouvrières elles-mêmes, mais des femmes qui restaient à la maison. Eh bien, si elles avaient le malheur d’aller prendre le café chez la voisine et que le mari l’apprenait le soir, il faisait des scènes épouvantables. La femme devait rester à la maison, ne parler avec personne, rester là et ne pas se divertir des travaux du ménage. Elle devait faire ses travaux tout le temps, s’occuper uniquement de ses enfants, de son ménage, etc. Et je crois que cette tyrannie s’exerce aussi bien dans la classe ouvrière que dans la classe petite bourgeoise ou dans la classe bourgeoise. C’est très très très très répandu.

Question :
Il y a un certain nombre de cadres supérieurs qui ont donc un poste important, pour qui c’est un objet de statut personnel que leur femme ne travaille pas. A la limite ils épousent des femmes qui ont fait les mêmes études qu’eux, mais il y a des réflexions qui sont : J’ai les moyens que tu ne travailles pas. Autrement dit il est ancré dans la pensée que quand on a atteint un certain niveau de vie, eh bien, la consécration de ça c’est que sa femme ne travaille pas et qu’on lui mette un manteau de fourrure sur le dos.

Simone de Beauvoir :
Oui, et la femme, de son côté, on l’a tellement persuadée qu’être une vraie femme, c’était justement laisser le mari travailler, que très souvent la femme l’accepte. Quelque fois elle est divisée. Et puis également, on lui donne tellement mauvaise conscience si elle veut à la fois travailler et avoir son foyer et ses enfants que ça devient souvent très très difficile pour elle. Encore que ce soit loin d’être impossible, mais enfin, on lui donne mauvaise conscience. On lui dit qu’elle n’est pas assez avec ses enfants, qu’elle n’est pas assez à la maison, et donc elle accepte. Et très souvent en effet c’est très pénible parce qu’une femme qui a fait les mêmes études, eh bien, c’est entendu, c’est le mari qui lui sera, je n’sais pas, docteur, avocat, et elle sera simplement femme d’intérieur. Très souvent elle en souffre d’ailleurs.

Question :
Mais est-ce que cela veut dire que vous pensez que toutes les femmes, dont les jeunes qui ont maintenant à se poser ce problème de manière concrète et à faire des choix, toutes les femmes doivent travailler quoiqu’il en coûte.

Simone de Beauvoir :
Pour moi, l’essentiel, quelles que soient les difficultés, c’est d’avoir l’indépendance économique. Même si elles doivent le payer assez cher et je sais qu’on le leur fait payer très cher puisque précisément, on leur imposera en même temps d’avoir le soin de leur intérieur. Mais c’est la première condition pour avoir une indépendance intérieure aussi et là je veux dire une indépendance morale, mentale, parce que sans cela elles sont obligées toujours de penser à la manière dont elles vivent, c’est-à-dire elles sont obligées d’avoir les idées de leurs maris, de se soumettre, aux caprices, aux désirs de leur mari, etc, etc…


Gabrielle Dubois©

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